Le décret n°2013-4506, relatif à “la création de l’Agence technique des télécommunications (ATT) et fixant son organisation administrative, financière et les modalités de son fonctionnement”, a été publié le 12 novembre 2013 au Journal officiel de la République tunisienne. Et dès le 20 novembre, le ministère des Technologies de l’information et de la communication a annoncé la création de cette nouvelle institution.
Reporters sans frontières demande le retrait du décret donnant naissance à l’ATT. La création d’un nouveau dispositif requiert une reflexion approfondie sur l’ensemble de la législation encadrant le système de surveillance, des discussions à l’Assemblée nationale constituante (ANC), ainsi que la mise en place de mécanismes de concertation avec la société civile.
Reporters sans frontières condamne une initiative contraire au respect des standards internationaux et aux recommandations présentées par Frank La Rue, Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, lors du dernier Conseil des droits de l’homme. La mise en place de mécanismes de surveillance destinés à lutter contre la criminalité sur Internet a des conséquences sur la vie privée et la liberté d’information, comme l’a souligné Frank La Rue dans son rapport du 17 avril 2013.
Reporters sans frontières s’est associée aux ONG Access, EFF et Privacy International en signant, aux côtés d’une centaine d’autres organisations, 13 “principes internationaux sur l’application des droits humains à la surveillance des communications”, visant à créer un cadre de référence pour la société civile, les entreprises et les États, afin que la législation et les pratiques en matière de surveillance en vigueur dans un pays respectent les droits de l’homme.
“Ce décret met en place un système de surveillance géré par l’Agence technique des télécommunications, qui ravive le souvenir des activités menées dans le passé par l’Agence Tunisienne de l’Internet (ATI), ancien centre technique de la censure sous Zine el-Abine Ben Ali. Les articles 15 et 17 prévoient que l’ATT peut recevoir des dons et que les agents en activité continuent à bénéficier des primes et avantages, ce qui laisse craindre que les ressources humaines et les biens matériels de l’ATI soient cédées à l’ATT”, s’inquiète Reporters sans frontières.
“Ce texte est en outre en contradiction avec les principes devant gouverner les mécanimes de surveillance de l’Internet, au premier rang desquels le contrôle par une autorité judiciaire indépendante, les principes de nécessité, pertinence et proportionnalité des mesures de surveillance ainsi que la transparence et le contrôle du public”, a déclaré Reporters sans frontières.
Les lacunes et les imprécisions du décret sont extrêmement dangereuses. Au regard de l’histoire récente de la Tunisie, du contexte politique et du scandale sur les services de surveillance de la NSA, elles pourraient laisser libre cours à des interprétations permettant d’étendre le champ de la surveillance des communications sans garde-fous et contrôles véritables. L’article 2 donne à l’ATT la mission d’assurer un appui technique aux investigations judiciaires dans “les crimes d’information et de la communication”, sans que cette notion, qui ne fait référence à aucune incrimination du code pénal, ne soit définie. De même, le décret renvoie plus de six fois à la “législation en vigueur”, sans préciser les dispositions en question alors que l’ensemble de l’arsenal juridique relatif à la surveillance et aux données personnelles doit faire l’objet d’une profonde réforme globale.
Le décret place l’ATT, en tant qu’“établissement public à caracère administratif”, sous la tutelle du ministère des Technologies de l’Information et de la Communication (article 1). En effet, l’article 12 prévoit que le directeur général de l’ATT ainsi que les directeurs des “services spécifiques” sont “nommés par décret, sur proposition du ministère des Technologies de l’Information et de la Communication”. On peut s’interroger sur la pertinence de ce choix, qui évince totalement le ministère de la Justice.
L’agence est en outre tenue d’exécuter “toute autre mission liée à (son) activité et qui lui est confiée par le ministre des Technologies de l’information et de la Communication” (article 5). Il est donc à craindre que l’ATT ne devienne le bras armé du ministère de l’Information en matière de surveillance des communications, au-delà de l’appui technique aux “investigations judiciaires”.
Elément d’inquiétude également : le texte ne mentionne à aucun moment l’intervention de l’autorité judiciaire, pourtant seule autorité compétente pour autoriser et contrôler les mesures de surveillance. Le décret ne précise pas quelle autorité pourra saisir l’ATT, ni laquelle sera à l’origine de ces “ordres d’investigation”, dont aucune définition n’est apportée. Quelles seront les modalités de demandes d’investigation ? S’agit-il seulement de l’accompagnement de l’instruction dans le cadre des affaires judiciaires sur saisine d’un juge d’instruction ou de mesures prises dans le cadre administratif ou d’enquêtes menées par le parquet ?
Le texte fait référence au “bureau des procédures chargés de recevoir les ordres d’investigations” (article 9), aux “enquêtes sur les ordres reçus” (article 11) ainsi qu’aux “renvois (des ordres d’investigation) aux structures concernées avec obligation de motivation” (article 6), mais reste très flou sur la procédure et la qualité du donneur d’ordre.
Le texte est également muet sur le contrôle des actions de l’ATT. Les fonctions du Comité de suivi, qui aurait pu avoir une fonction de contrôle, ne sont pas clairement définies. L’article 6 précise que ce comité “veille à la bonne exploitation des systèmes nationaux de contrôle du trafic des télécommunications dans le cadre de la protection des données personnelles et des libertés publiques”. Mais toute liberté est donnée aux membres de ce comité pour définir ce qui est une “bonne” exploitation des systèmes. Liberté qui est source d’inquiétude, au regard des dispositions relatives à la composition de ce comité. L’article 7 mentionne en effet que sept des neuf membres sont directement nommés par différents ministères, ce qui ne garantit pas l’indépendance de cette entité. Aucune précision n’est apportée sur la compétence de ces membres, alors qu’ils seront confrontés à des questions techniques et juridiques complexes.
Ce Comité de suivi n’apparaît donc pas comme un mécanisme de contrôle des mesures demandées et si c’était le cas, encore faudrait-il qu’il soit indépendant.
Malgré les références aux “traités internationaux relatifs aux droits de l’homme” (article 2) et aux “libertés publiques” (article 6), ces préoccupations n’ont manifestement pas été au coeur des reflexions du gouvernement, rédacteur du texte. En l’absence de précision sur les garanties apportées, ces références risquent de n’être que de pure forme.
Dans son rapport relatif aux implications de la surveillance des télécommunications des Etats sur l’exercice du droit à la vie privée et la liberté d’opinion et d’expression, le Rapporteur spécial Frank La Rue précise que “dans le but de respecter les droits de l’homme, les Etats doivent s’assurer que le droit à la liberté d’expression et la protection de la vie privée sont au coeur des cadres légaux relatifs à la surveillance des réseaux de communication”.
C’est pourquoi il recommande notamment que “les lois doivent prévoir que la surveillance des communications par les Etats n’aient lieu que dans des circonstances exceptionnelles et uniquement sous le contrôle d’une autorité judiciaire indépendante. Des garanties doivent être prévues par la loi quant à la nature, l’étendue et la durée des mesures envisagées, les motifs nécessaires y avoir recours, les autorités compétentes pour les autoriser, les mettre en oeuvre et les contrôler ainsi que les possibilités de recours prévues par la loi”.
Or le décret reste silencieux sur ces points, alors même qu’il est essentiel que les modalités de mise en œuvre du travail de l’ATT soient exposées avec précision. Les règles devant gouverner les mesures de surveillance doivent impérativement être détaillées notamment quant à leur durée, leur proportionnalité ou leur finalité.
Comme l’ont souligné Reporters sans frontières et les ONG Acess, EFF et Privacy International, lors de la présentation des principes sur la surveillance devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en septembre dernier à Genève, les principes de “notification des utilisateurs”, de “transparence” et de “contrôle public” sont fondamentaux.
Le fonctionnement de l’ATT, tel qu’il est prévu dans le décret, est au contraire particulièrement opaque.
Le décret ne prévoit ni notification à l’utilisateur, ni voie de recours pour les administrés qui souhaiteraient contester la légalité des mesures de surveillance. A aucun moment, ces derniers ne se verront informés des mesures de surveillance prises à leur encontre et ne disposeront d’“assez d’informations pour pouvoir faire appel de la décision”, en ayant “accès à tous les documents présentés pour soutenir la demande d’autorisation (de surveillance)”, comme le recommandent les 13 principes sur la surveillance.
Si le secret professionnel ou le secret des délibérations prévus à l’article 8 peuvent parfois s’expliquer pour les besoins de l’enquête, ils ne doivent pas empêcher toute mesure de transparence et d’information de la société civile. Le décret fait référence aux rapports annuels sur le traitement des ordres d’investigation (article 6). Quel interêt présentent ces rapports si leur vocation est d’être “consignés” et non rendus publics ? Ne devraient-ils pas avoir pour ambition d’améliorer le fonctionnement de l’Agence et mettre en lumière, de manière transparente, les nouveaux défis techniques et juridiques de la surveillance?
Enfin, l’article 16 prévoit que “peuvent être exclus de l’application des dispositions du décret portant règlementation des marchés publics, les marchés liés à la spécificités de l’agence”. Exonérées des obligations de transparence imposées aux autres agences publiques (appel d’offres notamment), l’ATT bénéficie d’une marge de manoeuvre dangereuse pour le respect des libertés fondamentales.
Les “spécificités” d’une agence chargée de la surveillance des communications doivent aboutir à un plus grand souci de transparence et de contrôle et non à un régime opaque et dérogatoire.