Reporters sans frontières dénonce fermement la volonté des autorités d’entraver la circulation de l’information sur le scandale politico-financier qui défraie la chronique depuis une semaine en Turquie. Restriction drastique de l’accès des médias aux sources policières, blocage d’un site d’information, licenciement d’une journaliste de premier plan… Le gouvernement tente par tous les moyens de contenir les fuites sur ce sujet des plus embarrassants et renoue avec une rhétorique très agressive à l’encontre des médias critiques.
« Nous sommes vivement préoccupés par la série de mesures liberticides prises à l’encontre des médias ces derniers jours. En tentant d’instaurer une censure a priori et a posteriori sur la vaste enquête anti-corruption qui vise le cœur du pouvoir, le gouvernement ne fait que renforcer l’opacité déjà prégnante sur les grands dossiers politico-judiciaires turcs, au mépris du droit à l’information de la population sur un sujet aussi important », a déclaré Reporters sans frontières.
« Ankara semble prendre pour habitude, lorsqu’il se sent en difficulté, de tirer sur le messager. Les journalistes n’ont pas à faire les frais de l’affrontement en cours au sommet du pouvoir. Il est inacceptable que les discours officiels, comme pendant les manifestations du parc Gezi, continuent d’assimiler les médias critiques à des ennemis de la nation. »
Le 17 décembre 2013, une trentaine de personnalités de haut rang ont été interpellées dans le cadre d’une vaste enquête anti-corruption. Parmi elles figurent les fils de deux ministres, le directeur exécutif d’une banque d’Etat et un magnat du secteur de la construction. Un coup dur pour l’équipe gouvernementale, qui doit largement son arrivée au pouvoir il y a dix ans à ses promesses de lutte contre la fraude et la corruption. Alors que le scandale n’en finit pas de se développer, l’exécutif a riposté, se disant victime d’un « complot international » et limogeant de nombreux hauts responsables de la police à travers le pays.
Cette affaire est largement interprétée comme un nouvel épisode de la lutte d’influence au sein de l’élite conservatrice, qui s’approfondit jusqu’au cœur du parti AKP au pouvoir à l’approche des élections de l’année 2014. Depuis plusieurs mois, le conflit s’exacerbe entre partisans du premier ministre Recep Tayyip Erdogan et tenants de l’influente confrérie islamique de Fethullah Gülen, qui compte de nombreux membres au sein de la police et des institutions judiciaires.
L’information tarie à la source, bloquée à la sortie
Le 22 décembre, la Direction de la police a annoncé que les journalistes n’auraient désormais plus d’accès direct aux institutions policières dans le cadre de leurs activités professionnelles. En conséquence, les professionnels des médias ont été priés de remettre les accréditations et les clés qui leur permettaient de se rendre aux services de presse d’un certain nombre de commissariats. Ils devront désormais se contenter des informations officielles distillées lors des points de presse ou autres briefings. Les associations turques de défense de la liberté de la presse ont unanimement dénoncé cette mesure « sans précédent », qui empêchera les journalistes de collecter les données brutes indispensables à leur travail et prétend les réduire à de simples relais de la communication policière.
La veille, le site d’information Yeni Dönem (Nouvelle ère), récemment fondé par le célèbre journaliste et qui était à l’origine de certaines révélations sur l’enquête anti-corruption, avait été bloqué. Il devenait ainsi la première victime d’un arrêt rendu le 20 décembre par le procureur général de la République d’Istanbul, qui mettait en garde les médias et les sites d’information contre toute publication susceptible de « porter atteinte à la présomption d’innocence » ou « à un procès juste et équitable ». Les autorités de régulation, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK) et la Haute instance de la télécommunication (Tib), sont chargées de veiller à l’application de cette décision.
L’avocat de Mehmet Baransu, Sercan Sakalli, a annoncé son intention de demander la levée du blocage, mais également de porter plainte auprès du parquet d’Ankara contre les magistrats à l’origine de cette mesure. Il souligne que cette affaire provoque un intense débat de société, que les médias continuent de la couvrir, et que Yeni Dönem n’est pas le seul support à rendre publics des éléments de l’enquête.
De célèbres journalistes pris pour cibles
Mehmet Baransu était déjà au cœur du précédent épisode de censure liée à l’affrontement entre le Premier ministre et le mouvement Gülen. Fin novembre, il avait publié dans le quotidien libéral Taraf un document datant de 2004, dans lequel Recep Tayyip Erdogan, l’actuel président de la République Abdullah Gül et le Conseil national de sécurité (MGK) demandaient au gouvernement de prendre des mesures pour « en finir » avec la confrérie. Quelques jours plus tard, le journaliste révélait que des mesures de surveillance et de fichage des membres de la confrérie avaient été mises en place par les services de renseignement (MIT). Bien que l’authenticité de ces documents soit hors de cause, Mehmet Baransu et Taraf ont été visés par une cascade de plaintes émanant des services du Premier ministre, du MGK et de la MIT, pour avoir « diffusé des documents classifiés relatifs à la sécurité de l’Etat ». Le 7 décembre, le Premier ministre a publiquement assimilé le travail de Taraf et de son chroniqueur à de la « trahison » et suggéré que la justice devait les condamner. Ce qui a poussé le journaliste et son employeur à porter plainte à leur tour pour « insulte », « diffamation » et « tentative d’influencer le cours de la justice ».
Mehmet Baransu n’est pas le seul journaliste de premier plan à faire les frais de la tension politique actuelle. La célèbre chroniqueuse du quotidien conservateur Sabah, , a été licenciée le 18 décembre, au lendemain d’une apparition sur la chaîne CNN Türk au cours de laquelle elle appelé à la démission des ministres dont les fils sont impliqués dans le scandale de corruption. La direction de ce journal pro-gouvernemental a invoqué une « divergence d’opinions ».
La Turquie occupe la 154e place sur 179 dans le classement mondial 2013 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.
(Image: Ozan Kose / AFP)